le 27 décembre 2023, de nombreuses réactions ont rappelé son attachement à la pensée et la personne d'Emmanuel Mounier.
À la question : « Quelle est la valeur la plus importante pour un homme politique de gauche ? " Jacques Delors répondait, en 1994 : " La fidélité à soi-même, au risque même de perdre le pouvoir ou de refuser d'y prétendre. " Il s'y est tenu.
Tout son parcours en témoigne à travers ses multiples engagements syndicaux (à la CFTC puis CFDT), administratifs (Commissaire au Plan), politiques (ministre des Finances des gouvernements Mauroy et Fabius), européens (Président de la Commission de Bruxelles). Jamais il n'a dévié de cet axe de fidélité qui conféra à son existence une cohérence exceptionnelle, marquant l'unité d'un homme. De style sobre, sans nulle emphase ni esbroufe, il jouissait d'une autorité naturelle qui s'imposait sans élever la voix et généralement avec le sourire du sage.
La dimension religieuse de ses convictions ne saurait être sous-estimée. Sa foi chrétienne formait le socle d'un engagement catholique social selon la logique de l'incarnation. ll n'en faisait pas mystère mais sans I'exhiber. Pour lui, l'ordre des valeurs de justice et de liberté, l'impératif éthique devaient demeurer I'horizon du politique. D'où des exigences de rectitude qui en feront un allié incommode, comme souvent les chrétiens en politique à la fois dedans et dehors. Ainsi avec Mitterrand qui, dira M. Vauzelle, « a une haute idée de Jacques Delors. ll respecte ses idéaux chrétiens et ne le considère pas seulement comme un homme utile et compétent ", mais pour aussitôt ajouter, qu'il « agace le Président ". On comprend mieux ses réticences à s'engager dans la bataille de la présidentielle en 1995.
Partir des problèmes de la société
Ses convictions philosophiques n'étaient pas moins fortes. Elles puisaient largement à la même source par la médiation d'Emmanuel Mounier, le penseur du personnalisme communautaire et de La Vie Nouvelle. ll dira à quel point cette réflexion fut " décisive " dans son choix de présence au monde. Je me souviens de l'avoir entendu déclarer à Guy Coq en 2009 : « Vous savez bien que lorsqu'il est question de Mounier, je suis toujours prêt. " Et Ia suite ne manquait jamais d'attester sa fidélité empreinte de gratitude.
Comme Mounier, il avait fait de la dignité de la personne humaine son cap. Tout devait être mis en oeuvre pour lui donner effectivité. Et comme lui, il était convaincu de l'importance de maintenir dans l'existence une tension féconde entre vie intérieure et sortie de soi. Et comme Mounier, il était persuadé que " si la politique est en tout, elle n'est pas tout ».
D'où, à la CFDT comme à Ia tête du Plan et de la Commission européenne, son constant souci d'inspiration, au fond anarchiste, de partir des problèmes de la société, de la libérer de la tutelle de l'État et d'en faire un acteur majeur de transformation générale.
Comme l'économiste Pierre-Joseph Proudhon, il croyait à la positivité du conflit qu'il ne cessera de mettre au service du progrès social par la négociation collective et la politique contractuelle. Et c'est pour susciter des acteurs responsables et à la hauteur des défis qu'il a fortement impulsé la politique de formation permanente « tout au long de Ia vie ". Tout cela avec une obstination dérivée d'une parfaite connaissance du terrain.
ll était réformiste dans l'âme, un vrai social-démocrate, on disait fin XlXe siècle, " un possibiliste ".
" Je suis resté moi-même, dira-t-il, avec la même philosophie de l'existence qu'à l'âge de 20 ans ".
Fidélité toujours.
(*) Membre de l'Association pour le soutien des principes de Ia démocratie humaniste (ASPDH) et professeur émérite des universités (droit public, Brest-Quimper).