Le 22 mars 1950, Emmanuel Mounier disparaissait brutalement, emporté par une crise cardiaque. Le surmenage venait d’avoir raison du fondateur de la revue Esprit. Il avait 45 ans et son œuvre comptait déjà parmi les plus influentes du XXe siècle.
Pourquoi donc un philosophe, né en 1905 à Grenoble dans une modeste famille de préparateurs en pharmacie, devient-il à la fois penseur de l’engagement et penseur engagé dans la trame de l’histoire ?
La clé d’explication est à chercher dans sa foi qui privilégie la dimension d’incarnation, vrai test d’authenticité. Il a retenu de Péguy qui lui a ouvert les yeux que « le spirituel couche dans le lit de camp du temporel » et qu’à vouloir les séparer on s’expose à la trahison.
La philosophie est sa vocation. Il s’y consacre entièrement jusqu’à son agrégation obtenue à 23 ans, second après Raymond Aron, alors même qu’il n’a pas fait l’Ecole normale supérieure. Un vrai tempérament philosophique donc, pourtant assez vite contrarié. Abandonnant, en effet, la voie universitaire qui lui est ouverte, il décide en 1930 de fonder une revue avec le souci d’inscrire l’activité de pensée en pleine pâte humaine. « L’événement sera notre maître intérieur » dira-t-il. A partir du premier numéro d’Esprit paru en octobre 1932, il se tient résolument à ce choix.
Février 1934, Front populaire, Munich, Vichy, Libération, stalinisme, colonialisme, statut de l’enseignement…. aucun des grands évènements et problèmes de l’heure n’échappe à la vigilance d’une rédaction fort pluraliste. Le débat y est constant, l’analyse incisive sans nulle complaisance avec de vives réactions tant du côté de l’Eglise qui brandit la mise à l’index, de la droite indisposée par ces trublions qui veulent dissocier le spirituel du « désordre établi », des socialistes qui ne goûtent guère ces donneurs de leçons et des communistes qui raillent les « gens d’Esprit » sans parler de Vichy et de sa censure qui finira par interdire la revue en août 1941.
Le personnalisme forme l’horizon de cet engagement. Mounier y fait signe en direction de la personne envisagée, aux antipodes de l’individualisme, comme être d’ouverture, de générosité, de don. Chacun est soi-même, avec son « éminente dignité », mais pour autrui. « Je est un autre » disait Rimbaud. Je est largement par l’autre pense Mounier. D’où son insistance sur la communauté dont il s’attachera à concrétiser l’idéal dans la propriété de Châtenay-Malabry où sa famille vivra avec celles de Domenach, Marrou, Baboulène, Fraisse et Ricoeur.
Il faut lire son admirable journal : illustrant la force de ce spirituel, intensément méditatif, propulsé au cœur du monde par une impérieuse exigence de présence.
Une pensée datée ? Il suffit de la porter à la connaissance des jeunes générations pour mesurer à quel point elle répond, aujourd’hui encore, à leur attente inquiète et souvent très impatiente. Une bouffée d’oxygène pour un monde qui s’asphyxie.