G. Coq, J. Delors et J. Le Goff ont publié le 20 mars 2010, une tribune dans le journal Le Monde daté du 20.03.2010.
Nous la reproduisons ci-dessous.
Michel Serres compare la crise actuelle à « une faille géante au niveau des plaques basses qui se meuvent lentement et cassent tout à coup dans les abysses tectoniques invisibles ».
Ce serait, dit-il, une erreur d’en localiser l’épicentre en surface, dans le « visible » financier et économique. Il se situe plus profond, dans le choix des valeurs d’orientation constituant l’ethos d’un type de société, dans le contresens de « croire qu’une société ne vit que de pain et de jeux, d’économie et de spectacle, de pouvoir d’achat et de médias ». Une option aussi indigente expose fatalement à l’embardée majeure.
En lisant Michel Serres, on pense à Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit, prématurément disparu à 45 ans, le 22 mars 1950. Face à la « grande crise », il se livre à une analyse spectrale du désordre économique avec un même souci d’en scruter les causes profondes relevant, à ses yeux, de l’ordre du « spirituel ».
Sans connotation religieuse explicite, ce mot désigne l’ensemble des choix anthropologiques au fondement d’une société. Il répond à la question désormais perdue de vue : quel type d’existence individuelle et collective voulons-nous, qui ne s’enferme pas dans la vaine poursuite d’un « bonheur » ramené à la maximisation du plaisir, de la puissance, de l’argent, du corps ou du confort ? D’où vient que les conditions d’accès au bien-être se soient muées en fins tyranniques ?
Un discours de « belle âme », dira-t-on, indifférent au drame de ceux qui se débattent avec les difficultés de l’existence ! Pas du tout. « Ne méprisent généralement l’économique que ceux qu’a cessé de harceler la névrose du pain quotidien, rappelle Mounier. Un tour de banlieue serait préférable, pour les convaincre, à des arguments. » Mais c’est pour aussitôt ajouter : « Il n’en résulte pas que les valeurs économiques soient supérieures aux autres : le primat de l’économique est un désordre historique dont il faut sortir. »
Et ce « désordre établi » résulte, à ses yeux, d’une erreur initiale sur l’homme, d’une terrible subversion dont il repère trois manifestations pathologiques.
1. L’autisme du marché qui, sous couvert de pseudo-neutralité morale, s’est érigé en timonier de la société par usurpation des fonctions de gouvernance. S’il lui revenait de contribuer à l’ajustement des flux, pourquoi donc ce moteur par nature aveugle s’est-il arrogé la conduite des affaires humaines, sinon par l’abdication du politique au niveau national et international et par la démission de la société ? Devenue bateau ivre, il ne faut pas s’étonner que « l’économie capitaliste tende à s’organiser tout entière, en dehors de la personne, sur une fin quantitative, impersonnelle et exclusive ».
Privé d’une direction raisonnée et de refroidissement par le social, l’écologique, le culturel, l’éthique, c’est tout naturellement que ce moteur en est venu à s’ériger en instance suprême de sens au prix d’un non-sens ravageur hypothéquant désormais l’avenir même de la planète. « L’homme contemporain se croit absurde. Il n’est peut-être qu’insensé. »
2. Rien de plus révélateur du dérèglement que la tendance si générale à évacuer toute interrogation sur ce que Mounier nommait l’« ordre des besoins », sur le contenu de la richesse. Quels sont les besoins humains dont la satisfaction contribue à la réalisation de notre « vocation » dans une perspective d’accomplissement ?
Drôle de question, dira-t-on ! En démocratie, ne revient-il pas à chacun de savoir où est son « bonheur » ? Et de quel droit une société s’attribuerait-elle compétence en un domaine qui relève de la libre disposition de chaque citoyen ? On a vu ce que cela donnait dans les régimes qui prétendaient imposer une nouvelle hiérarchie des besoins réputée accordée à un projet libérateur !
Il ne s’agit pas de cela. Le souci de Mounier, comme plus tard celui de Jacques Ellul, d’Ivan Illich ou même de Jean Baudrillard, visait à briser la torpeur quiète qui nous fait prendre pour choix « libre » ce qui n’est, en réalité, qu’une normalité imposée par une mécanique folle jouant sur le double registre de la séduction et de la culpabilité. Et cela au prix d’une course échevelée à des satisfactions toujours plus factices, et au prix de l’oubli des besoins hors marché, hors rapports monétaires : l’attention, la disponibilité, la qualité des relations interindividuelles et sociales, la présence et l’engagement dans la cité, autant de valeurs échappant à l’ordre du quantifiable et touchant à l’essentiel.
La force de la réflexion du fondateur d’Esprit tient à sa capacité d’ébranlement et de dégrisement pour s’arracher au rêve éveillé générateur d’inquiétude, de tension stérile, d’indisponibilité à autrui comme à soi-même, bref à l’aliénation, pour reprendre pied sur le granit de l’indispensable, sur le noyau dur de la personne où le « spirituel », véritable « infrastructure », dit-il, a son lieu. Sans point de vue extérieur au système, rien n’est possible.
3. C’est aussi la condition de libération vis-à-vis du travail. D’où vient en effet le maintien de son emprise anormalement intense sur la société sinon, pour une part essentielle, de la spirale constamment ascendante des besoins et désirs infinis ? « Travailler plus pour gagner plus » en est la maxime. Mais à quoi bon tout cela lorsque le niveau de vie atteint est satisfaisant ? « A quoi ça sert ? » disait Jacques Ellul. C’est tout le problème non de la frugalité, mais de la modération des désirs matériels au-delà d’un certain seuil. Mounier indiquait la direction. « Régler la consommation sur une éthique des besoins humains replacée dans la perspective totale de la personne. »
Ces propos datent de 1936. Leur pertinence n’a probablement jamais été aussi forte.
Guy Coq est président de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier, Jacques Delors est ex-président de la Commission européenne et Jacques Le Goff est professeur de droit public à l’université de Brest.