et aussi le 75ème de sa mort. 

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120 ANS DE MOUNIER : ENGAGEMENT ET ÉVÈNEMENT

Par Guilherme d’Oliveira Martins.  Administrateur de la Fondation Gulbenkian (Lisbonne), ancien ministre portugais et membre de l’AAEM.

Quand Emmanuel Mounier (1905-1950) a fondé l’audacieux projet de la revue Esprit en Octobre 1932, le panorama de l’histoire européenne était, comme aujourd’hui, d’une grande incertitude. On vivait les effets de la « Grande Dépression », de l’ombre noire de la première guerre mondiale et des traités de Versailles et il y avait une grande défiance par rapport à la vie politique. Les
nationalismes agressifs se liaient aux ressentiments développés par une dangereuse association du « sauve qui peut », des protectionnismes et d’une violence sociale hors contrôle. Quatre épisodes doivent être rappelés – l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie fasciste (1934), le Front Populaire français (1936), la Guerre civile d’Espagne et les Accord de Munich de 1938. En 1932 la revue Esprit se lie au mouvement Troisième Force (de Georges Izard et André Deléage), avec les grands doutes de Jacques Maritain, pour qui la revue devrait être catholique et
de catholiques. Mounier accepte dans un premier moment s’associer au mouvement politique, mais va préférer, à la fin, un projet pionnier indépendant ancré à la coopération entre chrétiens et non chrétiens. En conséquence, en ce qui concerne la Troisième Force la revue va s’autonomiser comme un projet culturel avec intervention politique autonome, distincte d’un parti politique.
Selon Guy Coq, « la ligne suivie par Mounier dans ces années cruciales d’avant-guerre s’organise autour de la vive conscience d’escalade d’un danger mortel en Europe » (cf. Mounier – L’Engagement Politique, Michalon, 2008). Et Mounier nous dit : « Je souffre d’un sentiment chaque fois plus vivant de voir notre christianisme se solidariser avec ce que je désignerai un peu plus tard de désordre établie’ et de volonté de faire rupture ». Dans une lettre à Jean-Marie Domenach il affirme : « l’événement sera notre maître intérieur ». En effet, Mounier se considère essentiellement témoin de son temps. Ce témoignage met l’accent sur la relation entre la pensée et l’histoire, ce qui est plus important que l’appréciation purement conjoncturelle des prises de position devant les circonstances. Nous avons la valeur de l’imperfection en tant que symbole de l’action humaine, ce qui est beaucoup plus important que la considération de modèles ou recettes fermés.

Si nous lisons les textes de Mounier (surtout après
faire la connaissance de Paul Landsberg) nous comprenons bien que courir
risques et se salir les mains est fondamental pour demander une justice animée
de vérité. Péguy ou Maritain parlent des pôles prophétique et politique – et
Mounier et Landsberg demandent de s’engager qui liant étroitement respect de la
personne et efficacité des actions nécessaires pour la justice, la vérité et la
dignité, à partir les « signes des temps », dont parle Jean XXIII.

Emmanuel Mounier conçoit la personne humaine comme dépassement : «
elle est un mouvement de l’être à l’être ». Le thème des valeurs spirituelles
devient, donc, crucial devant le drame historique du retour de la guerre. Mounier
et Landsberg se détachent de l’idée de Max Scheler, selon laquelle les valeurs
sont réalités absolues. Il n’est pas possible de subordonner la personne humaine
à un impersonnel abstrait. Dans cette perspective, ils travaillent un lien entre la
personne et la valeur étique, à partir du christianisme : « Le personnalisme
chrétien va jusqu’à la fin ; toutes les valeurs se regroupent pour le christianisme,
sous l’appel singulier d’une Personne suprême ». Les valeurs ne sont pas des
idées hors sol, elles sont « une source vive et inépuisable de déterminations,
exubérance, appel irradiant : en quoi elle trahit une sorte de singularité expansive
et une parenté avec l’être personnel plus primitive que son glissement vers la
généralité ». En effet, on assiste à un tournant métaphysique de la pensée de
Mounier avec l’arrivée de Landsberg à la revue. Connaisseur de l’expérience et
des dangers allemands, aussi bien que des menaces et des risques qui se
manifestent en Espagne, où il a été exilé à Barcelone, le penseur introduit un
ensemble de préoccupations nouvelles, qui se révèlent fondamentales.

Il y a une spécificité de la politique, différente de la dimension spirituelle. Les notions d’évènement et d’engagement sont fondés sur un dialogue intense entre personne et valeurs. Les deux penseurs refusent de séparer le corps et l’esprit – de la même façon qu’ils n’acceptent pas de voir la réalité historique dissociée d’une philosophie de l’engagement, qui signifie une pensée d’action. « L’engagement peut consister en formes différentes : humain, étique, politique, spirituel, selon l’action qui prédomine. Mais aucune des formes ne peut être pensée de façon complètement indépendante par rapport aux autres ». Et la cohérence de Paul- Louis Landsberg suscite une prise de conscience de la situation extrême qu’il a vécu comme conséquence de l’engagement, le sacrifice suprême de la mort au champ de travail de Oranienburg.


« Ma personne et en moi la présence et l’unité d’une vocation intemporelle
(...) appellent à me surmonter indéfiniment et suscitent, à travers la matière qui la
reflète une unification toujours imparfaite, toujours recommencée, d’éléments
qu’en moi secouent ». Si l’engagement et l’évènement deviennent centraux dans
cette réflexion, nous devons ajouter la capacité de faire face aux évènements,
l’idée d’affrontement : « La personne s’expose, se manifeste, est en face, c’est le
visage ». En effet le mot grec plus proche de la notion de personne c’est
prosopon : le masque qui identifie l’acteur dans le théâtre grec. Partant de l’idée
d’affrontement nous arrivons à ce que Unamuno nommait l’agonistique en tant
que lutte personnelle émancipatrice, selon la considération des valeurs
spirituelles. « La personne prend conscience de soi-même, non à l’extase, mais
dans la lutte de forces ». En fin de comptes, « l’amour est lutte ; la vie est lutte
contre la mort ; la vie spirituelle est lutte contre l’inertie matérielle et le sommeil
vital ». En fait, quelqu’un n’atteint la pleine maturité qu’au moment où choit les
fidélités qui signifient plus que la vie.

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On doit comprendre aujourd’hui que « l’homme libre est l’homme que le
monde interroge, et qui répond : c’est l’homme responsable. La liberté, en cette
fin, n’isole pas, elle unit, elle ne fonde pas l’anarchie, elle est, au sens originel de
ces mots, religion, dévotion. Elle n’est pas l’être de la personne, mais la manière
dont la personne est tout ce qu’elle est, et l’est plus pleinement que par nécessité
». Dans la circonstance actuelle, celle d’un terrible somnambulisme et d’un grand
vide de valeurs (guerre, chantage morale, fuite en avant, violence gratuite), en
rappelant Hermann Broch, il faut reprendre l’idée de « tension entre l’éthique de la
loi et l’éthique de l’amour (selon Mounier), qui situe le vaste champ de la moralité
personnelle entre la banalité de la règle et le paradoxe d’exception, entre la
transfiguration patiente de quotidien et les folles sorties de la liberté exaspérée ».
G.O.M.